Mémorial Léon H. Dupriez
Université catholique de Louvain
(Belgique)
"L'Eloge de la fantaisie a été prononcé à Louvain le 9 décembre 1948 à une réunion des licenciés de l'Institut des Sciences économiques organisée en l'honneur de M. Léon-H. Dupriez, professeur à l'Université, qui venait de recevoir le Prix Francqui1 1948.
Puisque vous voulez bien vous taire quelques instants pour me laisser parler, flattant en moi une des plus délicieuses vanités, car quelle sensation égale celle d'entendre retentir sa propre voix dans une salle silencieuse, - non au cours sans doute, mais devant un auditoire qui pousse la politesse, la charité et tout un faisceau de vertus édifiantes jusqu'à paraître vous écouter ? Puisque vous voulez bien me laisser la parole, - et les organisateurs de cette soirée ont poussé la délicatesse plus loin encore : ils m'ont laissé entendre, en termes choisis comme il se doit, que vous trouveriez quelque plaisir à mes propos, - je commencerai par vous faire confidence d'un rêve.
Sentant venir les frimas de la vie et n'ayant plus devant moi qu'un nombre limité d'années comptées, j'ai rêvé, pendant ce temps limité, de ne plus mentir.
En écrivant ceci, j'ai cru que vous alliez rire, parce que j'ai bien conscience de dire quelque chose d'énorme. Mais c'est si fatigant de mentir, et il y a si longtemps que je mens. Le mensonge tisse la vie et le seul point, sans doute, sur lequel vice et vertu s'accordent est d'imposer le mensonge. On ment par intérêt, on ment par ambition et par peur, pour ménager les puissants ; on ment simplement par snobisme, parce qu'il faut parler comme tout le monde, ou par conventionnalisme, parce qu'il est reçu de parler en telle sorte ; on ment par politesse ; on ment par charité. Quelle horreur, voilà l'enfer campé au ciel ! On ment pour sauvegarder les valeurs respectables, pour ménager les amours-propres délicats, pour réconforter les malheureux. On ment, on ment, on ment ; c'est une ronde de mensonges, et la corne de Satan pointe malicieusement sous la délicate bonté et l'austère respectabilité de toutes les saintes gens.
Eh bien, vous voyez : je voudrais passer ce qui me reste d'années, sans mentir. Je sais bien que c'est fou et que l'expérience ne sera pas longue. Sans doute suffira-t-il d'une fois. Mais j'en ai une envie irrésistible.
Après tout ne peut-on se payer, une fois, une fantaisie ? Oui, je le vois bien, vous pensiez que tout ceci est loin du sujet annoncé. Mais la fantaisie, n'est-ce pas, précisément, de faire ce qu'on désire et de n'avoir d'autre règle que cette fantaisie même ? Et la définition de la fantaisie ne serait-elle pas de ne pas chercher de définition, - car la définition enferme dans des cadres notionnels, et la fantaisie brise les cadres ?
Mais je retrouve ici une difficulté, comme autrefois, lorsqu'en un jour d'imprudence, je m'engageai à faire l'éloge de la paresse et dus me mettre à y travailler. Aujourd'hui j'ai promis un éloge de la fantaisie ; mais la fantaisie est de parler de tout ce qui passe par la tête, et comment traiter ainsi un sujet ? Je ne pourrai en faire l'éloge que si je manque de fantaisie : j'en parlerai alors comme un éléphant caresse une mouche. Et si je montre de la fantaisie, j'oublierai d'en parler. Montrer ou dire ; il n'y a pas à sortir du dilemme ; si l'on dit, on ne montre pas, et si l'on montre, on ne dit pas.
Qui parle de dilemme manque de fantaisie. La fantaisie ne connaît pas de dilemme. Jamais elle n'accepte qu'il n'y ait que deux voies... Deux voies ? Il n'y a qu'une voie et il y en a cent ; la fantaisie ne connaît pas l'arithmétique. Elle ne calcule jamais ; elle va droit devant elle, tout droit, en ondulant. Les lignes droites sont courbes pour elle et les lignes brisées, droites... Laissons donc ces considérations irréelles où nous ne pouvons que nous perdre, et parlons de la douce et austère vérité.
Peut-être l'occasion est-elle bonne. Une fois dans ma vie, dire la vérité... Tentation... Une fois, serait-ce trop ? Une fois seulement... Je suis prêt à promettre à toutes les autorités constituées de ne plus jamais recommencer...
Mais tout de même, oserais-je promettre ? La tentation peut revenir, et je suis faible, si dangereusement faible... Vous voyez : je n'ai même pas su refuser aujourd'hui de tenir des propos totalement inopportuns.
Il est vrai que l'occasion était exceptionnelle : une maison discrète et accueillante, un salon bien fermé où des rideaux soigneusement tendus protègent de l'indiscrétion, un public de choix ; - oui, je crois que tous les assistants ont été choisis un à un par ce procédé éprouvé de triage où l'Institut des Sciences économiques est arrivé à la maîtrise.
Je vois des dames cependant parmi vous, que je crois sans diplôme. Mais elles aussi n'ont-elles pas été choisies une à une, et par un procédé plus raffiné encore, puisque l'amour s'y conjuguait à l'esprit scientifique ?
Et surtout, il y a l'émotion de cette journée nous rassemblant autour d'un homme qui a sacrifié beaucoup à l'indépendance sans laquelle il n'est pas de vérité.
Allons-y donc tête baissée.
Et je commence par une histoire. Quand j'arrivai à Louvain, - comme professeur s'entend, - et que mêlé au corps académique s'acheminant du pas lent qui convient à sa haute dignité vers les fastes qui scandent les étapes de la vie universitaire, je considérai ces nobles visages portant l'empreinte de l'esprit, ces fronts puissants de penseurs et de chercheurs, j'eus soudain une vision. En un clin d'oeil, recteur, massiers, facultés, toges aux liserés discrets s'évanouirent à mon regard et je ne vis plus que d'énormes cerveaux, des cerveaux monstrueux avec de toutes petites jambes et de tout petits bras, des cerveaux qui travaillaient, travaillaient... On voyait bouger leurs circonvolutions ; les petits bras et les petites jambes remuaient sans objet apparent ; c'était, tout à la fois, touchant, sublime et effrayant.
Puis l'image s'effaça, et une autre survint. Je les vis tous, - comment, je ne le sais ; mais j'avais l'impression de les voir tous, logés à côté les uns des autres, dans des alvéoles entièrement clos, des sortes de cabines, tous parfaitement isolés, et produisant... Vous savez que la reine des abeilles est ainsi ; on l'enferme, on la gave, elle n'est plus capable de bouger, et elle produit, produit sans arrêter des larves par milliers... Ceci était du même genre ; enfermés dans leurs alvéoles, silencieux, d'ailleurs rigoureusement séparés, ils produisaient, produisaient sans relâche de la science. Et je ne sais comment cela se faisait, puisque les alvéoles étaient entièrement clos, mais la science coulait, se répandait : elle sortait de partout ; c'était comme la vague de lave qui descend du volcan et recouvre la plaine, irrésistiblement, noyant, brûlant tout, effaçant les végétations fraîches, les récoltes porteuses d'espérance, les fleurs qui embellissent la vie, recouvrant vaches, veaux, cochons, poussins... Et les prodigieux cerveaux travaillaient, continuaient toujours à travailler, et la science coulait, coulait. C'était impérieux, tragiquement silencieux, évoquant la pensée d'un sort aveugle recouvrant toute vie selon une loi de fatalité oppressante.
J'espère qu'il n'y a pas ici de médecins : ils n'aiment pas les visionnaires. Ces visions sont étranges. Combien de temps durent-elles ? Sans doute moins d'une seconde, peut-être un centième de seconde ; mais l'intensité de la perception est telle qu'elles vous restent pour la vie.
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Le cortège académique continuait à défiler dans sa majesté tranquille.
Un professeur de droit disait à ses élèves en commençant son cours : "Maintenant, messieurs, vous êtes en droit. Fini la fantaisie ! Vous allez faire du droit, ne faites pas autre chose ; dormez avec votre code à vos côtés."
Ne cherchez pas qui est ce professeur : il est mort bien entendu ; si vous le voulez bien, nous conviendrons, une fois pour toutes, que tous les professeurs dont je parle sont morts.
Vous voyez qu'on ne peut pas dire la vérité ? Même aujourd'hui ; même ici.
Il est mort, le pauvre homme ; ce cerveau gigantesque a éclaté. Il travaillait trop fort ; il a commencé par bouillonner ; puis des vapeurs incandescentes se sont dégagées, et enfin tout a sauté.
La science a cessé de couler.
Mais, tout aussitôt, trois jeunes cerveaux se sont précipités en bousculade, se disputant la place. Et la bagarre est singulière, avec leurs toutes petites jambes et leurs tout petits bras ; ils roulent, ils se poussent plus qu'ils ne marchent ou frappent.
Finalement, l'un a expulsé les autres et se met au travail. Toutes les circonvolutions entrent en mouvement. Et la science coule à nouveau, implacable comme une lave.
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On essaya un jour de réunir des professeurs. Il en vint un certain nombre ; la conversation tomba sans désemparer sur le dernier article de la Libre Belgique; après quoi les esprits s'échauffèrent quelque peu en parlant des traitements. Ensuite vint le silence, et chacun se demanda de quoi on pourrait bien s'entretenir entre sommités scientifiques.
Quelqu'un suggéra que, peut-être, pour animer les réunions, chacun pourrait parler à son tour d'un thème de sa spécialité auquel il initierait ses collègues. Sur quoi, aussitôt, une bonne moitié déclara avec violence et mépris qu'il leur était impossible de rien dire de leur discipline devant des non-initiés.
Après tout, les alvéoles, je me demande si ce n'était qu'une vision.
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Parfois, lorsque j'ouvre ma fenêtre, car j'en ai encore une, j'entends un grand bruit sourd sur le monde, une rumeur où se détachent des cris : "La science, la science : l'homme esclave de sa création ; la machine tue au lieu de libérer, la science asphyxie et le désordre s'enfle à mesure que les spécialistes précisent les lois de l'ordre."
Je vois tourner les immenses turbines et le troupeau humain, la tête baissée et le pas lourd, s'engager dans des usines hygiéniques où la lumière joue à flots, et travailler, le front crispé, pendant des heures brèves, au son de haut-parleurs qui distillent des danses. Et, au lieu de semer la joie, cela fait une vision d'enfer. Les cris d'alarme, les annonces de catastrophes se multiplient autour des bas nylon que portent les ouvrières et de tous les plastiques qui entourent l'humanité d'une étreinte souple qui étrangle.
Et la vision me revient à l'esprit : le flot de lave qui recouvre tout indistinctement, aveuglément, qui tue.
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La servante devenue maîtresse ou le sommet d'humanité. Deux beaux titres, le premier un peu banal, il est vrai, mais on ne peut pas être toujours original, - sans rapport, trouvez-vous peut-être ? Mais non, il me semble que c'est la même chose.
Il y a beaucoup de servantes qui deviennent maîtresses ou prétendent le devenir. La science est-elle un sommet d'humanité ?
Qui devons-nous préférer, Homère qui écrit l'Iliadeou le philologue qui en analyse la langue, Cecil Rhodes qui construit un empire ou l'économiste qui relève ses fautes de tactique ?
Le scientifique est-il maître ou serviteur ? L'université est-elle la citadelle campée sur le sommet et dominant la ville, tous les travaux et les logements des hommes s'étageant autour d'elle, ou n'est-elle que le fort qui garde l'entrée de la cité ? La science est-elle pour les hommes ou les hommes pour la science ?
Sans doute me direz-vous : Personne ne pose cette question ; tout le monde est d'accord : la science est pour l'homme. Le but de la science n'est-il pas de scruter les lois de la nature afin de mettre toute la création au service de celui qui en est le roi ? La science ne tend-elle pas toujours en définitive à rendre la vie de l'homme meilleure, tantôt sous un aspect, tantôt sous un autre, et toute la civilisation, qui allonge la vie, développe l'instruction, perfectionne l'éducation, multiplie les ressources, permet d'accorder une plus grande part à la vie de l'esprit, toute la civilisation ne va-t-elle pas dans le sens d'une vie meilleure ? Et n'est-elle pas avant tout le fruit de ces recherches incessantes dont la science est le stimulant, le fruit et le noyau ?
Mais pourquoi alors ces cris de terreur que je n'invente pas et qu'on entend aussitôt qu'on ouvre un journal ou un périodique ?
La science au service de l'homme... Pour qu'elle le soit, ne faut-il pas que l'homme de science, pour commencer et avant tout autre, soit humain ? Avant tout autre et avant tout, c'est-à-dire que la recherche scientifique et l'esprit scientifique se développent dans un esprit ouvert à toute valeur humaine et que le scientifique soit capable de situer sa recherche dans l'ensemble des valeurs humaines ?
Capable, dis-je ; non, c'est trop peu : qu'il situe, - qu'il situe sa recherche scientifique parmi les valeurs humaines, sans même y songer.
Et les cris de terreur ne viennent-ils pas de ce que la science coule irrésistiblement, comme une lave, parce que les hommes de science travaillent à la science en elle-même, pour elle-même, sans percevoir, sans aimer, sans qu'existent pour eux d'autres valeurs, et des valeurs, peut-être, qui dominent la science ?...
Vous aurez sans doute comme moi lu quelques-uns de ces articles de savants d'outre-mer qui, après avoir travaillé avec acharnement à découvrir la loi de la désintégration de l'atome et son utilisation, se montrent consternés des effets de leur découverte. Pourquoi cette consternation ? Ne savaient-ils pas ce qu'ils faisaient ? Pardonnez-moi si j'emploie des mots forts ; devant une découverte de cette ampleur et de cette conséquence les mots faibles ne peuvent être qu'inexacts ; cette consternation, est-ce de la niaiserie ou de l'hypocrisie ? Je ne vois pas de troisième terme.
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Toutes les valeurs humaines...
Il y a quelque temps, - non, il y a très longtemps, puisque nous avons convenu que je ne vous parlerais que de morts, - un de mes collègues, un physicien sans doute, ou un géologue, à moins qu'il ne fût neurologue, ou même, - après tout, pourquoi pas ? - économiste, me suggéra qu'il serait avantageux à ma santé spirituelle de faire un tour d'Ardennes par une journée d'été et m'emmena dans sa voiture. Je vous ai déjà dit que je suis faible et que ma vertu ne tient qu'à l'absence de tentations.
A peine en route, il me proposa de décapoter la voiture afin de jouir du ciel.
Voir le ciel, simplement, brutalement, comme un primaire, sans téléscope, quelle merveille ! Serait-ce une valeur humaine ? Et, quand on fait de l'économie, serait-il nécessaire de savoir que voir le ciel est une valeur ? Ne serait-ce pas là un des aspects humains de l'économie dont on commence à parler ? Et un économiste peut-il être un bon économiste s'il ne partage pas la joie de l'homme, simplement homme, à voir le ciel ?
Un peu plus loin, comme nous passions près d'une de ces mares qu'on voit souvent dans notre pays, une de ces grandes mares ou de ces petits étangs perdus dans un paysage solitaire, avec un bois de sapins qui se penche sur l'eau, une immobilité rompue seulement de temps à autre par le saut d'une grenouille, une eau presque noire et si paisible qu'elle respire, en quelque sorte, le silence, il me proposa de nous arrêter pour goûter un instant la sérénité du paysage. Serait-ce encore une valeur humaine ?
Pour ma part, je me remis le lendemain à mon travail scientifique avec un goût nouveau. Nouveau : je dis bien, car il était parfumé d'une senteur de bruyère et de sapin résineux.
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Un de mes jeunes collègues vint un jour me présenter sa fiancée. Par une étrange anomalie, il témoignait quelque confiance à mes avis et m'avait demandé d'en donner à la jeune fille qu'il allait entraîner dans la vie.
Je tins à celle-ci un discours assez sombre. "Mademoiselle, lui dis-je, êtes-vous prête à renoncer à tout, sauf à l'amour de votre mari ? Et encore, êtes-vous prête à ce que cet amour ne se manifeste jamais par des paroles ou des témoignages d'affection, ni par un intérêt porté à la vie de famille ? Car un homme de science n'exprime son amour qu'à son laboratoire."
C'était une fille courageuse. Elle me remercia et se dit prête à tout. Mais nous connaissons dans notre milieu, - dans le passé bien entendu, puisque nous ne parlons que des morts, - des drames conjugaux qui sont nés de ce qu'on n'avait pas prévenu les jeunes femmes.
Il est vrai que quelques-unes aiment un mari distrait qui ne s'occupe de rien, ne voit rien, et les laisse régler leur vie et celle de leurs enfants à leur gré.
Mais, puisque vous avez eu l'heureuse inspiration d'inviter parmi nous quelques épouses de la science, je voudrais, en passant, leur donner un conseil.
On parle beaucoup en ce moment d'équipes Saint-Paul où de bons chrétiens, et même, parmi eux, des professeurs d'université, s'entretiennent de problèmes de perfection. Eh bien, je voudrais que les épouses de professeurs fondent des équipes Sainte-Paule et qu'elles y prennent comme engagement premier, essentiel et symbolique, de faire lire à leur mari un livre drôle par mois.
Un bon, vrai livre drôle, qui fasse rire sans plus, un Mark Twain ou un Bernard Shaw ou un J.K. Jerome, et même, s'il faut descendre jusque-là, un Toine Culot.
Oui, vous allez peut-être trouver cela du vice, mais cela me ferait du bien de me dire parfois, le soir, lorsque après une journée bien remplie je me prépare au repos, que toute l'université, à ce moment, le recteur et le vice-recteur, les doyens, professeurs, assistants, toute la science, se plonge dans Toine Culotet rit.
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A Louvain, l'Université est reine et les professeurs sont la noblesse. On n'est pas M. Un Tel, professeur de profession, comme un autre est médecin ou marchand de chaussures ; on est le professeur Un Tel comme on est le baron Un Tel, et lorsque, dans un magasin, on s'aperçoit que vous êtes professeur, la voix se nuance aussitôt de respect : "Monsieur le Professeur", exactement comme, à Bruxelles, on dit : "Monsieur le Comte".
Rencontrant la maîtresse générale d'un des grands pensionnats de jeunes filles de la ville, peu après qu'on y eut introduit les humanités anciennes, je lui demandai si elle n'avait pas eu de peine à faire accepter le flamand par la bourgeoisie louvaniste.
"Non, me dit-elle : les filles de professeurs s'y sont mises ; alors vous comprenez..."
Dans les pensionnats aristocratiques de Bruxelles, on dit : "Les jeunes filles de la société..."
Nos étudiants le savent bien : d'ailleurs nous nous employons à les dresser, et c'est un des grands succès de l'Université. L'étudiant est convaincu qu'un professeur n'est pas seulement professeur quand il professe, mais qu'il l'est toujours et partout, et qu'il ne revêt sa toilette de nuit, à la dernière heure du jour, que selon un mode professoral, dont il n'a pas d'idée exacte, mais qui doit s'apparenter à l'endossement d'une toge. Aussi quand il vient voir un professeur, est-il pleinement conscient de son audace et nous connaissons les formules déférentes par lesquelles il s'excuse de prendre le temps précieux que la science réclame.
Reconnaissons d'ailleurs qu'il est difficile, à Louvain, d'être autre chose que professeur. Il ne reste donc qu'à en sortir.
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Etre homme tout à fait, c'est être multiple. J'ai toujours ressenti une assez vive pitié pour Notre Saint-Père le Pape, parce que tous ceux qui viennent le voir lui expliquent congrûment que ce qu'ils vénèrent en lui, c'est le Vicaire de Jésus-Christ et le successeur de Pierre, ce qui peut sous-entendre que sa personnalité est sans importance et qu'on se préoccupe peu qu'il en ait une. D'ailleurs, à tous les papes, on tient les mêmes discours. Qu'un pape meure pendant qu'on prépare un discours, celui-ci n'a pas à être modifié pour servir au suivant. Moi, cela m'humilierait, moi qui ne suis cependant qu'un petit moi de rien du tout. Mais je me flatte d'être irremplaçable, et quand je serai mort, on ne pourra dire à mon successeur exactement ce qu'on me dit.
C'est insinuer que je me crois homme avant d'être professeur, et que je crois qu'être homme vaut plus que d'être professeur, car, après moi, il y aura un autre professeur et, en tant que professeur, on lui dira ce qu'on me dit.
Mais j'ai tort de parler de moi. Prenons des exemples plus sympathiques. Walt Disney et Charlot ne seront pas remplacés ; et il en a été ainsi auparavant de Beethoven, de Michel-Ange et de beaucoup d'autres.
Il en est même ainsi de tous les pères et de toutes les mères du monde. Son père, sa mère, pour chacun de nous, n'est-il pas un unique ?
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On devient moins homme quand on n'est plus qu'une fonction. Etre homme est la dignité suprême. Arriver à être pleinement homme est le chef-d'oeuvre de la vie et je ne le suis pleinement qu'en développant, comme se déploie un éventail, toute mon humanité.
Tout, mais arrive-t-on jamais à tout ? Ne sommes-nous pas chétifs, enserrés dans ces limites qu'on appelle temps et espace ? Ayant commis, un jour, un essai sur la culture, je présentai un programme fort heureux de ce que devrait faire l'honnête homme, et des domaines entre lesquels devrait se répartir son intérêt... Le seul défaut du plan était qu'il eût requis des journées de 96 heures au moins.
Et alors ? Alors il y a la fantaisie. Avoir dans sa vie quelque chose qui replonge dans l'humain, n'importe quoi, de la littérature, du sport ou des voyages, - des voyages qui ne soient pas des voyages d'étude, - de la peinture ou de la musique, des jeux.
De vrais jeux, car vous savez que le propre du jeu est de n'être cherché que pour le plaisir, qu'un jeu est pur, pur jeu, dans la mesure où il réalise cette absence de finalité, d'utilité, de rationalité qu'on trouve aux distractions de l'enfant qui court et saute simplement parce qu'il en a envie ; et que le jeu ainsi s'apparente à l'oeuvre d'art, elle aussi poursuivie pour elle-même, l'artiste véritable créant, nous le savons, par besoin intérieur et non pour faire quelque chose de son oeuvre.
Je ne souhaite cependant pas voir mes collègues, en culottes courtes, danser des danses d'Indiens. A partir d'un certain âge, je préfère qu'on ne montre pas ses mollets. Mais, à chaque âge ses jeux, et à chaque âge ses ris.
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Faire une oeuvre belle pour elle-même sans se préoccuper qu'elle soit utile. Admirer la beauté dans le chat qui se frotte contre le pied de la chaise, dans le bateau qui s'écarte lentement du quai, dans la montagne et dans la plaine. Le sommet d'humanité ne se trouve-t-il pas dans ces moments où la beauté fait oublier qu'on a des buts à poursuivre, où on oublie qu'il y a autre chose que la beauté, où la beauté fait oublier même l'utile ?
Les Grecs, nous le savons, représentaient l'intelligence par la plus belle des déesses, plus belle peut-être encore que celle de l'amour...
Ma foi, le corps professoral de nos universités ne rappelle que d'assez loin ce symbolisme...
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La civilisation dépend de ce qu'on vive à l'heure. Pas d'enseignement valable, sans exactitude ; pas d'expérience valable si l'on verse onze ou neuf gouttes, quand on doit en verser dix.
Mais la civilisation périt si l'on fait toujours tout à l'heure, et l'homme-pendule n'est plus un homme.
D'abord homme, savant ensuite ; toujours plus homme, non pour être plus parfait savant ; être homme est le but ; être homme est la grandeur. Mais la science peut être instrument d'humanité, lorsqu'elle est expression de large humanité.
Homme de science, oui. Homme d'abord ; science ensuite ; science au service de l'homme dans tous les sens du mot : moyen d'humanité pour celui qui y consacre sa vie ; moyen d'humanité pour ceux qui la reçoivent ; carrière d'homme, service de l'homme. Toujours l'homme.
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Ne dépassons-nous pas, cette fois, la fantaisie ? Mais qui suis-je donc pour vous parler de fantaisie ?
Regardez-moi : grand, gros, fort, rouge, un géant nordique que les racistes d'hier eussent classé sans réticence. Fantaisie évoque légèreté, grâce, caprice, envol. Où trouver fantaisie pire que de mettre dans ma bouche l'éloge de la fantaisie ?
La fantaisie... par un chanoine !
Les chanoines, nous le savons, ont bonne réputation à plusieurs points de vue : la fantaisie, sans doute, est la seule vertu qui ne leur fut jamais attribuée.
Et si j'ai accepté de vous en parler, n'est-ce pas simplement refoulement, car mes critiques, en somme, m'atteignent en premier lieu et nul d'entre vous, sans doute, ne mène une existence plus tristement austère ?
Mais en tout cas, la fantaisie
semble avoir présidé, exquise ou débridée,
à toute cette réunion, car, parmi des économistes,
y a-t-il un seul être qu'on s'attendrait moins à rencontrer
qu'un moraliste ?
1
Le Prix Francqui est la distinction la plus prisée du monde scientifique
belge.
"La Fondation fut créée
en 1932, lorsque Emile Francqui et Herbert Hoover décidèrent
de promouvoir l'enseignement universitaire et la recherche scientifique
en Belgique. Emile Francqui fut le grand organisateur de l'approvisionnement
de la Belgique durant la guerre de 14-18, lorsqu'il rassembla des fonds
en Belgique et aux Etats-Unis, notamment, pour acheminer des vivres via
les Pays-Bas. Les importants fonds récoltés servirent ensuite
à la reconstruction de la Belgique et à la Fondation universitaire,
ce qui autorisa de jeunes Belges peu fortunés à entreprendre
des études universitaires. En 1934, ministre d'Etat, Francqui assainit
les finances publiques. Il fut aussi gouverneur de la Société
Générale de Belgique et administrateur délégué
de l'Union Minière".
Source : L'Echo du 10/06/1999,
cité à la page http://www.ulb.ac.be/erasme/fr/actualites/articles/frankiparmentier.htm
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Affiché le 3 novembre
2000
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catholique de Louvain|
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Dept |
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Research