Le Cantique des cantiques… est l'un des textes qui peut le mieux illustrer l'opportunité d'une ouverture de l'analyse à l'histoire de la réception. Au point de départ, en effet, on ne peut guère imaginer d'écart plus résolu entre la tradition de lecture d'un texte et son exégèse moderne, entre un sens allégorique qui fait de ces versets le dialogue mystique entre Dieu / le Christ et Israël / l'Église et une lecture littérale qui s'en tient rigoureusement à la célébration, corps et âme, de l'amour d'un homme et d'une femme. C'est pourquoi, d'ailleurs, la plupart des commentateurs modernes ont coutume d'ignorer l'interprétation ancienne ou de commencer par la récuser. Dans le meilleur des cas, on en prend acte, constatant la discordance : autres temps, autres sens, autres accents distribués entre l'humain et le divin, mais sans tirer aucun profit du constat posé. Pourtant, il est un autre parti qui s'offre à l'observateur. Celui-ci consiste à voir dans l'énigmatique histoire du Cantique une occasion de revisiter la question de l'alliance / Alliance, telle que la Bible l'envisage, en partant d'une anthropologie qui, aux premiers chapitres de la Genèse, affirme d'abord la bonté de la relation homme-femme, qui déclare ensuite que cette relation est blessée et en attente d'une guérison, voire d'une récréation, qui sera précisément l'un des fruits de l'Alliance que Dieu va sceller avec son peuple. Engagé sur cette voie, on commence à découvrir que l'histoire de l'interprétation du petit livre biblique n'est plus si arbitraire: les deux alliances – divine et humaine – non seulement ne s'excluent pas, mais elles s'appellent, et selon l'ordre précis qui place la première avant la seconde: pour que l'amour humain puisse chanter en vérité les mots de l'amour mutuel, il faut ce préalable de l'amour restauré entre l'humanité et Dieu que signifie l'Alliance vécue par Israël. Dès lors, on voit tout l'intérêt que comporte une tradition de lecture initialement jugée déroutante. La contradiction, qui semblait l'habiter et qui détournait de s'y intéresser, disparaît: la lecture plénière est celle qui accueille l'interprétation d'aujourd'hui et l'interprétation d'hier, qui les cumule en respectant leur ordre, cet ordre qui rappelle que la perfection de l'Alliance est la condition et la source de la réussite de l'alliance humaine. Ainsi donc, c'est la somme des deux sens, entre lesquels on croyait devoir choisir, qui, finalement manifeste la richesse somptueuse de ce livre tant lu et commenté. Mais pour accéder à un tel constat, le minimum est d'admettre que la tradition continue à parler au présent.


Anne-Marie Pelletier, D'âge en âge les Écritures. La Bible et l'herméneutique contemporaine (coll. Le livre et le rouleau, 18), Bruxelles, Éditions Lessius, 2004, p. 132-133.