Numéro 55 :

La maladie de Karen Blixen (1885-1962)

René Krémer

J’ai plongé mon regard dans celui des lions et j’ai dormi sous la Croix du Sud.  J’ai vu les grandes plaines être la proie des flammes, alors qu’il y poussait une herbe verte et tendre après la pluie.  J’ai été l’amie des Somali, des Kikuyu et des Masaï.  Je crois que ma maison a été un refuge pour les passants et qu’elle a été pour les noirs le centre d’un friendly spirit.

Karen Blixen. Correspondance d’Afrique.

 

Le père de Karen, Wilhem Dinesen, était un militaire aventureux,  fréquentant ce que sa fille appelait les « boudoirs de l‘aristocratie ».  Engagé dans l’armée française, il vécut la Commune de Paris et séjourna notamment en Turquie et parmi les Indiens du Wisconsin.  Apprenant qu’il avait la syphilis, il se pendit en 1895.  Pour les uns, il voulait éviter la déchéance mentale qui s‘amorçait, pour d’autres, il ne voulait pas prendre le risque d’infecter son épouse.

Sa fille Isak Dinesen, dite Karen Blixen, révèle dès l’adolescence un caractère bien trempé,  féministe, très critique de la société coloniale, tiers-mondiste avant la lettre. Très proche de ceux qu’elle appelle les « natives », ses black brothers, elle traduit sa soif de liberté en se qualifiant elle-même d’ « enfant de Lucifer  ».  

En 1912, elle épouse le baron Bror von Blixen-Finecke, son cousin, un fermier suédois, passionné par la chasse.  Ils vont exploiter une ferme et une plantation de café en Afrique orientale anglaise.  Cette ferme, décrite dans son roman « Out of Africa »  sera la passion de sa vie.  Peu après son mariage, un médecin de Nairobi diagnostique une syphilis.  Son mari ne cachait pas qu’il avait des relations avec des femmes noires : la syphilis était très répandue chez les Masaïs.

En 1915, Karen décrit les premières manifestations de la maladie, sans la nommer, dans une lettre à sa mère.  La fièvre et divers malaises, d’abord attribués à la malaria, sont compatibles avec la période secondaire.  L’inflammation de la bouche et de la gorge, ainsi que l’anémie et l’amaigrissement peuvent être dus aux pilules de mercure.

Au Danemark, elle est soignée par le professeur Rasch, qui confirme une syphilis active et une intoxication mercurielle.  Au Rigshspitalet de Copenhagen, elle n’est pas hospitalisée dans le service de vénéréologie par souci de discrétion.  Le Salvarsan, nouvellement découvert,  est, selon Karen, « une cure d’enfer », mais elle est déclarée guérie après sept injections et un rappel l’année suivante.  Elle va conserver des maux de tête, de la fièvre et de l’anorexie et doutera toujours de sa guérison, mais elle ne perdra pas son dynamisme: « A bien regarder c’est une maladie qui cause le moins de désagréments. »

En 1922, de violentes douleurs abdominales conduisent ses médecins à poser le diagnostic de tabès dorsal 1.  On lui donne de l’arsenic en gouttes.  Elle porte un turban pour cacher la chute des cheveux.
Les problèmes se succèdent : divorce, fausse couche, décès de son amant Denys Finch Hatton dans un accident d’avion, difficulté pour faire éditer ses livres, faillite et vente de la ferme, mort de sa sœur en couches.

En 1946, sa santé se détériore.  Lors de crises, elle tombe de son siège et reste plusieurs minutes allongée au sol.  Mogens Gog, son neurologue, malgré une réaction de Bordet-Wasserman négative dans le sang et le liquide céphalo-rachidien, la traite comme un tabès, se basant sans doute sur les antécédents.  Des sections des nerfs rachidiens sont réalisées sans grand succès en 1946 et 1955.
Karen restera invalide pour le restant de ses jours, dans un état cachectique.  Elle pesait 35 kilos.  Malgré cela, elle fera un séjour aux USA en 1959 et mourra  paisiblement, en 1945, après une journée de coma.

L’étrange caractère de Karen

Enfant, elle aimait les marionnettes.  Plus tard elle s’efforce de promouvoir son image.  C’est elle qui répand le bruit de la syphilis par des confidences et des déclarations. On soupçonnait chez elle des problèmes psychologiques en raison de ses gestes « histrioniques », théâtraux.  Intérieurement elle s’interrogeait sur l’origine psychosomatique de ses troubles, mais publiquement elle accusait la syphilis, « une maladie qui touche les héros et les poètes ».  Elle se créait ainsi une légende personnelle.  La rumeur courait que la syphilis était un mythe destiné à attirer l’attention sur son œuvre littéraire.

Dans sa correspondance d’Afrique (Lettres d’Afrique 1914-1931), elle avoue une tentative de suicide peu convaincante par section de veines : peu de sang a coulé et elle est revenue sur sa décision.  « Je considère que la vie est belle, riche et grande, même si je devais mourir de la peste sur un tas de fumier. »

Dans son roman autobiographique et sa correspondance d’Afrique, elle évite toutefois certaines confidences : Denys Finch est son ami et pas son amant ; elle ne parle pas de la syphilis, sauf dans une lettre confidentielle à son frère Thomas en 1926 :
« Je pourrais soutenir que, tel que se présente le monde, je trouve que cela vaut la peine d’avoir la syphilis pour devenir baronne, mais je ne veux en aucun cas prétendre que tout le monde serait prêt à payer ce prix là.  Ma maladie ne m’a pas mise hors de moi.  Je l’ai ressentie comme un coup de vent qui, au fur et à mesure que mon destin prenait forme, est devenue partie intégrante de moi-même, tout comme mon nez, par exemple, que je souhaiterais un peu moins laid, mais qui ne me tourmente quand même pas constamment. »

En 1924, elle songe à la mort.  « Le risque est plus grand que je le pense : mais la mort n’est rien.  L’hiver n’est rien.  Les maladies vénériennes ne proviennent pas d’une vie amoureuse déréglée à l’exclusion de toute autre cause. »

En 1956, son état a empiré : elle n’accepte plus sa maladie d’une manière aussi légère.
« J’ai passé les quatre dernières années principalement à l’hôpital ou au lit ici.  J’ai l’impression de ne pas parvenir à me rétablir.  Je n’arrive pas à peser plus de 35 kilos et je suis atteinte d’une sorte de paralysie des jambes.  Je ne peux pratiquement ni me tenir debout, ni marcher. »

Pratique illégale de la médecine ?

Une lettre du roi de Danemark à Karen était une sorte de talisman qu’elle prêtait à de grands malades et qu’ils portaient sur eux pendant quelque temps.  Par chance, il y eut quelques succès, ce qui lui donna la réputation de guérisseuse, parmi ceux qu’elle appelait les squatters de la ferme.  Elle donnait des consultations sur une terrasse devant la maison.  Elle conduisait les cas graves à l’hôpital et surtout arrivait à persuader les malades de se faire hospitaliser.  Variole, méningite, typhus.  Elle était convaincue qu’elle ne serait jamais contaminée.
Sa pratique personnelle consistait à traiter des entorses, coupures, fractures, la  fièvre, la toux et des inflammations diverses.
Son bagage médical se limitait à une formation de secouriste.  Elle distribuait la quinine et des vermifuges et surtout respectait les coutumes locales, gagnant ainsi la confiance des autochtones.

Le doute

L’origine tabétique des douleurs a été récemment mise en doute car elles étaient associées à des accès de panique et à des évènements de vie de Karen.  Les douleurs reprendront  à la mort de sa mère en 1939.  Elles ont été d’abord traitées par la vitamine B12.

Peu avant la  mort de Karen, Fog et ses médecins et chirurgiens déclarent que la syphilis n’était probablement pas la cause des symptômes tardifs, notamment la perte de sensibilité dans les membres inférieurs, mais que la responsabilité en incombait au mercure et à l’arsenic...  Elle-même pensait parfois que ses douleurs pouvaient être psychosomatiques.

Certes, elle a eu la syphilis dès la première année de son mariage.  Son mari guérit apparemment sans traitement, tandis qu’elle subissait les traitements par le mercure et l’arsenic avec leurs effets secondaires.
De nombreuses années plus tard (1921), elle éprouve des douleurs abdominales qu’on attribue au tabès et qui seront traitées comme syphilitiques.  La perte de sensibilité des membres inférieurs et les réflexes abolis sont attribués à une déficience en vitamine B12 (1931), mais pourraient être dus à l’arsenic (Shadow’s on the grass).

Des médecins pensent que le tabès peut être exclu car les analyses du liquide céphalorachidien ont toujours été négatives.  Les douleurs abdominales pouvaient être les séquelles lointaines du traitement pas les pilules de mercure.   Karen a été empoisonnée par les métaux lourds – mercure, arsenic, bismuth – pratiquement tout au long de sa vie.  En plus des doses prescrites, elle envoyait sa secrétaire chercher des médicaments chez le pharmacien et s’efforçait d’obtenir des doses illégales.

Dans « l’ombre sur la prairie » elle raconte que son médecin de Nairobi lui prescrivait 3 gouttes d’arsenic à chaque repas et qu’ayant oublié ses gouttes elle demande à son serviteur Abdulai de les lui préparer.  Distraite, elle vide le verre d’un trait et se rend compte que c’était de l’arsenic pur et pense qu’elle va mourir.  Elle songe à un passage de « La reine Margot » d’Alexandre Dumas : les ennemis du roi avaient enduit d’arsenic les pages d’un livre : en humectant son doigt pour tourner les pages, le roi s’était empoisonné petit à petit et en était mort.  Karen fait chercher le livre et apprenant qu’on avait donné au roi du lait et du blanc d’œuf, elle en prend en grande quantité.  Elle se rétablira mais après une période très difficile.  Elle aurait pu se souvenir des souffrances d’Emma Bovary au niveau des nerfs des membres et du torse, syndrome proche du tabès dorsal

Le rôle de l’arsenic semble le plus probable car il n’y a pas eu de tremblements, d’ataxie, ni de perte de l’audition, caractéristique de l’intoxication mercurielle. L’arsenic donne un tableau proche du tabès dorsal avec des douleurs liées aux nerfs des membres et du torse.

Conclusion

Femme supérieure, écrivain de talent, chef d’entreprise efficace et autoritaire, avec une passion pour l’Afrique, une approche très humaine des populations locales et un souci de leur bien-être, Karen Blixen chassait le lion, parcourait la région à cheval et critiquait ouvertement les méthodes des colons anglais.  Elle a assumé la syphilis, cadeau de son époux, l’utilisant même pour assurer sa célébrité d’écrivain.  Il semble aujourd’hui que l’atteinte neurologique, traitée comme un tabès, était d’origine arsenicale.


Livres consultés

Karen Blixen.  Out of Africa (1937)
Sept contes gothiques. (1934)
Contes d’hiver (1942)
Correspondance d’Afrique (1914 à 1931)
Le dîner de Babette.
L’ombre sur la prairie (1960) Shadow on the grass
Donelson Linda.  Out of Isak Dinesen : Karen Blixen’s untold story.  (1998)
Weismann.  On Isak Dinesen medical‘s history.

http://www.karenblixen.com/medicalhistory
http://www.karenblixen.com/biblio_about.html

  1. Le tabès dorsal est du à la démyélinisation des colonnes postérieures et à l’atteinte des racines dorsales et des ganglions correspondants.  Les symptômes sont : l’ataxie, le steppage (footslap), l’impuissance, une aréflexie et des douleurs profondes.  Le signe d’Argyll-Roberston : les  pupilles petites et  irrégulières réagissent à l’accommodation, mais pas à la lumière (signe d’Argyll-Robertson).

 

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